LE
LOBBY PRO-ISRAÉLIEN ET LA POLITIQUE ÉTRANGÈRE AMÉRICAINE
John
J. Mearsheimer, Stephen M. Walt
Voxnr.com
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L’Amérique
va bientôt entrer dans l’année qui verra élire son nouveau président.
Bien qu’il soit impossible de prédire l’issue du scrutin, certains
traits de la campagne sont facilement prévisibles. Inévitablement, les
candidats auront des opinions divergentes sur de nombreuses questions de
politique intérieure – soins médicaux, avortement, mariage gay, impôts,
éducation, immigration, etc. – et toute une série de questions
relatives à la politique étrangère provoqueront à coup sûr des débats
houleux.
Que faire en Irak ? Comment répondre à la crise au Darfour, aux
ambitions nucléaires de l’Iran, à l’hostilité dont la Russie fait
preuve à l’égard de l’OTAN, à la puissance grandissante de la Chine
? Comment aborder le problème du réchauffement climatique, combattre le
terrorisme, et inverser le processus de dégradation de l’image des États-Unis
à l’étranger ? Sur ces sujets et sur bien d’autres, on peut
raisonnablement s’attendre à de vigoureux désaccords entre les différents
candidats.
Mais il est un sujet sur lequel – là aussi, on peut en être certain
– les candidats parleront d’une seule voix. En 2008, tout comme au
cours des précédentes années électorales, des candidats sérieux à la
magistrature suprême ne ménageront pas leurs efforts pour faire savoir
leur engagement personnel vis-à-vis d’un pays étranger – Israël –
ainsi que leur détermination à maintenir un soutien américain indéfectible
à l’État hébreu.
Chaque candidat répétera qu’il est parfaitement conscient de toutes
les menaces qui planent sur Israël et affirmera haut et fort que, s’il
est élu, les États-Unis continueront résolument à défendre les intérêts
d’Israël, et ce en toutes circonstances.
Il n’y a aucune chance pour que les candidats critiquent réellement
Israël ou suggèrent que les États-Unis devraient adopter une politique
plus impartiale dans la région. Quiconque s’y risque devra quitter la
course en cours de route. Ne voyez là aucune prophétie audacieuse, car
les aspirants au poste présidentiel ont déjà déclaré leur soutien à
Israël au début de l’année 2007.
Le processus s’est engagé en janvier, lorsque quatre candidats
potentiels se sont exprimés à la conférence annuelle d’Herzliya sur
la sécurité d’Israël. Ainsi que l’a rapporté Joshua Mitnick dans
Jewish Week, ils avaient « l’air de participer à un concours devant désigner
celui qui crierait le plus fort en faveur de l’État hébreu ».
Intervenant par liaison satellite, John Edwards, candidat démocrate à la
vice-présidence en 2004, a déclaré à son auditoire israélien : «
Votre avenir est le nôtre »,avant d’ajouter que le lien qui unit les
États-Unis et Israël « ne sera jamais rompu ».
L’ancien gouverneur du Massachusetts Mitt Romney a dit « se trouver
dans un pays qu’[il] aime avec des gens qu’[il] aime » et, conscient
des inquiétudes d’Israël face à l’hypothèse d’un Iran nucléarisé,
a proclamé : « Il est temps que le monde exprime trois vérités :
1) il faut que l’Iran cesse ; 2) on peut faire cesser l’Iran ; 3) nous
ferons cesser l’Iran ! » Le sénateur républicain de l’Arizona John
McCain a quant à lui déclaré que « lorsqu’il s’agit de la défense
d’Israël, on ne peut tout simplement pas transiger », tandis que
l’ancien président républicain de la Chambre des représentants Newt
Gingrich déclarait qu’« Israël affronte la plus grande menace de
[sic] sa survie depuis la victoire de 1967 ».
Peu de temps après, début février, la sénatrice démocrate de l’État
de New York Hillary Clinton s’est exprimée devant la section locale de
l’AIPAC, déclarant qu’« en ces temps de grande difficulté et de
grand péril pour Israël, il est indispensable que nous soyons fidèles
à notre ami et allié, ainsi qu’à nos propres valeurs. Israël est un
phare qui montre le chemin dans une région ravagée par les méfaits du
radicalisme, de l’extrémisme, du despotisme et du terrorisme ».
L’un de ses rivaux à l’investiture démocrate, le sénateur de
l’Illinois Barack Obama, s’est adressé à des membres de l’AIPAC à
Chicago un mois plus tard. Obama, qui avait exprimé sa solidarité envers
les Palestiniens et brièvement évoqué leur « souffrance » lors d’un
déplacement de campagne en mars 2007, s’est livré à un éloge sans équivoque
d’Israël et a bien fait comprendre qu’il ne ferait rien pour changer
les relations israélo américaines .
D’autres aspirants à la fonction présidentielle, parmi lesquels le sénateur
républicain Sam Brownback et le gouverneur du Nouveau- Mexique Bill
Richardson, ont exprimé des sentiments pro-israéliens avec autant sinon
plus d’ardeur .
Comment
expliquer cette situation ? Pourquoi y a-t-il si peu de désaccords entre
ces candidats sur Israël, alors même que leurs divergences sont
profondes sur la quasi-totalité des autres problèmes importants auxquels
les États-Unis sont confrontés, et que la politique américaine au
Moyen-Orient a manifestement complètement déraillé ?
Pourquoi Israël obtient-il toutes les faveurs des candidats à l’élection
présidentielle, alors que les citoyens israéliens eux-mêmes déplorent
souvent les agissements de leur pays et que ces mêmes candidats sont les
premiers à critiquer les actions des autres États ? Pourquoi Israël, et
aucun autre pays au monde, a-t-il droit à autant d’égards de la part
des leaders politiques américains ?
Pour certains, la réponse est qu’Israël est un atout stratégique
fondamental pour les États-Unis et, en particulier, un partenaire
indispensable dans la « guerre contre le terrorisme ».D’autres répondront
que de solides raisons d’ordre moral justifient d’apporter un soutien
inconditionnel à Israël, car c’est le seul pays dans cette région
à« partager nos valeurs ». Mais aucun de ces arguments ne résiste à
un examen impartial.
Pour ce qui est de vaincre les terroristes qui prennent les États-Unis
pour cible, les liens étroits que Washington entretient avec Jérusalem
ne lui facilitent pas la tâche, bien au contraire, sans compter qu’ils
nuisent à la réputation de l’Amérique auprès de ses alliés dans le
monde. Maintenant
que la Guerre froide est terminée, Israël est devenu un handicap stratégique
pour les États-Unis. Mais aucun responsable politique ne se risquera à
le dire en public, ni même à soulever la question.
Il n’existe aucune raison d’ordre moral justifiant cette relation indéfectible
et cette absence totale d’esprit critique. Il y a d’excellents
arguments moraux légitimant l’existence d’Israël, et de bonnes
raisons pour les États-Unis de s’engager à venir en aide à Israël
s’il en allait de sa survie.
Mais, étant donné la façon brutale dont Israël traite les Palestiniens
dans les territoires occupés, des considérations morales devraient
conduire les États-Unis à mener une politique plus équilibrée, voire
plus favorable aux Palestiniens. Il est pourtant très improbable qu’un
homme politique briguant la fonction présidentielle ou un poste au Congrès
s’exprime en ces termes.
La véritable raison pour laquelle le monde politique américain fait
preuve d’autant d’égards réside dans l’influence politique du
lobby pro israélien. Le lobby est un ensemble d’individus et de groupes
travaillant activement à l’orientation de la politique étrangère américaine
dans un sens pro-israélien.
Comme nous le verrons plus tard en détail, il ne s’agit pas d’un seul
mouvement unifié, doté d’une direction centrale – et certainement
pas d’une conspiration ou d’un complot –, qui « contrôlerait » la
politique étrangère américaine. Il s’agit simplement d’un puissant
groupe d’intérêts, composé à la fois de Juifs et de non-Juifs, dont
le but avoué est de défendre la cause israélienne aux États-Unis et
d’influencer la politique étrangère américaine au profit de l’État
hébreu – c’est du moins ce que croient ses membres.
Les différents groupes qui constituent le lobby ne sont pas toujours
d’accord sur tout, mais ils partagent le désir de promouvoir une
relation privilégiée entre les États-Unis et Israël. Tout comme les
efforts d’autres lobbies et groupes d’intérêts ethniques, les différentes
composantes du lobby pro-israélien participent à la vie démocratique du
pays, conformément à la longue tradition d’activisme des groupes
d’intérêts.
Vu que le lobby
pro-israélien est devenu au fil du temps l’un des plus puissants aux États-Unis,
les candidats aux hautes fonctions prêtent une attention toute particulière
à ses recommandations. Profondément attachés à Israël, les individus
et les groupes qui composent le lobby aux États-Unis refusent que les
hommes politiques américains critiquent ce pays, même lorsque cette
critique est légitime ou dans l’intérêt d’Israël.
Ces groupes veulent au contraire que les leaders américains traitent Israël
comme s’il s’agissait du cinquante et unième État de l’Union. Les
démocrates comme les républicains redoutent les coups du lobby. Ils ont
tous conscience que quiconque conteste sa politique a peu de chances d’être
élu président.
Le lobby et
la politique américaine au Moyen-Orient
Le pouvoir politique du lobby ne vient pas de son poids sur les déclarations
des candidats à la présidentielle pendant la campagne, mais de son
influence considérable sur la politique étrangère américaine, en
particulier au Moyen-Orient. Les interventions américaines dans cette
zone hypersensible ont d’importantes conséquences sur les habitants des
quatre coins de la planète, et surtout ceux de cette région.
Voyez seulement à quel point la guerre en Irak de l’administration Bush
a affecté le peuple de ce pays anéanti qui souffre depuis si longtemps :
des dizaines de milliers de morts, des centaines de milliers contraints à
l’exil, et une guerre confessionnelle meurtrière dont on ne voit pas la
fin.
Cette guerre a également été un désastre pour les États-Unis, elle a
fragilisé nos alliés aussi bien dans la région qu’en dehors. On peut
difficilement imaginer démonstration plus éclatante – ou tragique –
de l’impact que peuvent avoir les États-Unis dans le monde lorsqu’ils
font usage de leur puissance.
Les États-Unis se sont impliqués au Moyen-Orient dès les origines,
concentrant la majeure partie de leur activité sur les programmes d’éducation
et le travail missionnaire. C’est la fascination pour la Terre promise
et le rôle du judaïsme dans son histoire qui ont fait naître chez
certains l’envie d’encourager la restitution d’une terre aux Juifs,
vision partagée par quelques leaders religieux importants et certains
hommes politiques américains.
Mais ce serait une erreur de considérer cet engagement modeste et en
grande partie privé comme étant à l’origine de la présence des États-Unis
dans la région depuis la Seconde Guerre mondiale et, en particulier, de
leur relation exceptionnelle avec Israël aujourd’hui . Entre les
incursions des pirates de Barbarie il y a de cela deux cents ans et la
Seconde Guerre mondiale, les États-Unis n’ont joué aucun rôle dans la
région, et les leaders américains ne le souhaitaient pas.
En 1917, Woodrow Wilson a bel et bien souscrit à la Déclaration Balfour
(qui exprimait le soutien de la Grande-Bretagne à la création d’un
foyer national pour le peuple juif en Palestine), mais n’a quasiment
rien fait pour la réalisation de ce projet.
L’implication américaine la plus significative à cette période –
une commission d’enquête envoyée dans la région en 1919 par la Conférence
de Paris sous la direction des Américains Henry Churchill King et Charles
Crane – a même abouti à la conclusion que la population locale
s’opposait à une occupation sioniste durable, allant jusqu’à donner
un avis défavorable à la création d’un État juif indépendant – un
avis auquel, comme le rappelle l’historienne Margaret Macmillan, «
personne n’a prêté la moindre attention ».
La possibilité de placer des territoires du Moyen-Orient sous mandat américain
a brièvement été envisagée mais vite abandonnée, et la
Grande-Bretagne et la France ont fini par se partager les parties de
l’Empire ottoman qui les intéressaient .
Les États-Unis ont joué un rôle important et croissant au Moyen- Orient
à partir la Seconde Guerre mondiale, tout d’abord attirés par le pétrole,
puis engagés dans la lutte anticommuniste, et enfin dans leur relation de
plus en plus étroite avec Israël.
Premier pas significatif, l’Amérique noua un partenariat avec
l’Arabie saoudite au milieu des années 1940 (voulu par les deux parties
pour mettre un frein aux ambitions britanniques dans la région), puis
s’engagea plus formellement avec l’intégration de la Turquie à
l’OTAN en 1952 et le Pacte antisoviétique de Bagdad en 1955 .
Après avoir soutenu la création d’Israël en 1948, les leaders américains
ont essayé d’adopter une position équilibrée entre Israël et les
pays arabes et ont pris soin de ne pas nouer d’alliance officielle avec
l’État hébreu par crainte de compromettre d’autres intérêts stratégiques
plus importants.
Cette situation a évolué au cours des décennies suivantes, sous
l’effet de la guerre des Six-Jours, des ventes d’armes soviétiques à
plusieurs États arabes, et de l’influence grandissante des groupes
pro-israéliens aux États-Unis.
Étant donné les transformations profondes du rôle joué par les États-Unis
dans la région, il est absurde d’expliquer la politique américaine
actuelle – en particulier, le soutien à Israël – en se référant
aux croyances religieuses d’une époque révolue ou aux formes très
différentes qu’a pu prendre l’engagement américain par le passé.
Iln’y avait rien d’inévitable ou de prédéterminé dans la relation
privilégiée qui lie aujourd’hui les États-Unis à Israël.
Depuis la guerre des Six-Jours en 1967, une caractéristique prépondérante,
voire le coeur, de la politique américaine au Moyen-Orient est sa
relation avec Israël. À vrai dire, au cours des quarante dernières années,
les États-Unis ont fourni à Israël un soutien matériel et diplomatique
d’une ampleur sans rapport avec celui apporté aux autres pays.
Ce soutien est en général inconditionnel : quoi que fasse Israël, le
niveau de l’aide demeure en majeure partie inchangé. En particulier,
les États-Unis prennent systématiquement le parti d’Israël plutôt
que celui des Palestiniens, et n’exercent que rarement des pressions sur
l’État hébreu pour faire cesser la construction de routes et de
colonies en Cisjordanie.
Bien que les présidents Bill Clinton et George W. Bush se soient
ouvertement déclarés en faveur de la création d’un État palestinien
viable, aucun n’a voulu user de l’influence américaine pour le faire
advenir.
Les États-Unis ont adopté une politique au Moyen-Orient qui reflète les
préférences israéliennes. Par exemple, depuis le début des années
1990, la politique américaine à l’égard de l’Iran est massivement
influencée par les recommandations formulées par les gouvernements israéliens
successifs.
Au cours des dernières années, Téhéran a tenté à plusieurs reprises
d’améliorer ses relations avec Washington et de régler les différends
en suspens, mais Israël et ses sympathisants américains ont réussi à
contrecarrer tout espoir de détente et à maintenir un fossé entre les
deux pays.
Autre exemple : l’attitude de l’administration Bush pendant la guerre
d’Israël contre le Liban à l’été 2006. La quasi-totalité des pays
du monde ont condamné la campagne de bombardements d’Israël – qui a
tué plus d’un millier de Libanais, civils pour la plupart – mais pas
les États-Unis.
Au lieu de cela, ils ont aidé Israël à poursuivre la guerre, et des
responsables importants des partis démocrate et républicain ont pris
ouvertement le parti de l’État hébreu. Ce soutien inconditionnel a
affaibli le gouvernement pro-américain de Beyrouth, renforcé le
Hezbollah, et conduit l’Iran, la Syrie et le Hezbollah à se rapprocher,
ce qui n’était guère dans l’intérêt des États-Unis, ni dans celui
d’Israël.
De nombreuses décisions prises au nom d’Israël compromettent
aujourd’hui la sécurité nationale des États-Unis. Le soutien sans
bornes à l’État hébreu ainsi que l’occupation israélienne prolongée
des territoires palestiniens alimentent l’anti-américanisme dans le
monde arabo musulman, renforcent la menace du terrorisme international et
compliquent la tâche de Washington lorsqu’il s’agit de traiter
d’autres problèmes, tels que le programme nucléaire iranien.
Étant donné l’impopularité des États-Unis au Moyen-Orient
aujourd’hui, les dirigeants arabes qui, en temps normal, auraient partagé
les objectifs américains ne sont pas pressés de nous apporter
ouvertement leur soutien, une situation qui réduit nos marges de
manoeuvre dans la région. Cette
situation, qui n’a pas d’équivalent dans l’histoire américaine,
est principalement due aux activités du lobby pro-israélien.
Même si d’autres groupes d’intérêts particuliers – des lobbies
représentant les Américains d’origine cubaine, irlandaise, arménienne
ou indienne – ont réussi à orienter la politique étrangère américaine
selon leurs voeux, aucun lobby n’a détourné cette politique aussi loin
de l’intérêt national des États-Unis.
Le lobby pro-israélien est notamment parvenu à convaincre de nombreux Américains
que les États-Unis et Israël avaient les mêmes intérêts. Or, rien
n’est plus faux.
Bien que ce livre soit principalement consacré à l’influence du lobby
sur la politique étrangère américaine et à ses effets négatifs sur
les intérêts des États-Unis, il faut dire aussi que le lobby a
involontairement porté préjudice à Israël. Ainsi, par exemple, la
question des colonies que l’écrivain Leon Wieseltier, pourtant bien
disposé à l’égard d’Israël, a récemment qualifiées d’« erreur
stratégique et morale sans précédent ».
Israël se porterait mieux aujourd’hui si les États-Unis avaient utilisé
leur poids financier et diplomatique pour convaincre Israël de cesser
l’implantation de colonies en Cisjordanie et à Gaza, et s’ils
l’avaient aidé à créer un État palestinien viable sur ces terres.
Mais Washington n’en a rien fait, principalement parce que le prix
politique à payer eût été trop élevé pour n’importe quel président.
Comme nous venons de le souligner, il aurait mieux valu pour Israël que
les États-Unis l’eussent averti que son intervention militaire au Liban
en 2006 était vouée à l’échec, au lieu d’approuver le projet et de
le soutenir.
En rendant quasiment impossible toute critique et en empêchant le
gouvernement américain de s’opposer aux choix d’Israël contraires à
ses propres intérêts, le lobby pourrait même être en train de
compromettre les perspectives d’avenir à long terme de l’État hébreu.
Le mode opératoire du lobby
Il est difficile d’évoquer l’influence du lobby sur la politique étrangère
américaine, du moins dans les grands médias, sans se faire accuser
d’antisémitisme ou, pour les Juifs, de « haine de soi ». Il
est tout aussi difficile de critiquer en public la politique israélienne
ou de remettre en question le soutien américain à Israël.
Ce soutien
inconditionnel est rarement contesté car des groupes appartenant au lobby
usent de leur influence pour s’assurer que le discours public relaie les
arguments d’ordre stratégique et moral justifiant cette relation privilégiée.
Les réactions suscitées par livre de l’ex-président Jimmy Carter,
Palestine : Peace Not Apartheid, illustrent parfaitement ce phénomène. Le
livre de Carter est un appel personnel en faveur d’un engagement américain
renouvelé dans le processus de paix, en grande partie fondé sur sa
grande expérience de cette question au cours des trente dernières années.
Si certains peuvent contester ses arguments ou ses conclusions, son
objectif final est la paix entre ces deux peuples, et Carter défend sans
équivoque le droit d’Israël à vivre en paix et en sécurité.
Pourtant, pour avoir suggéré que la politique israélienne dans les
territoires occupés ressemblait au régime de l’apartheid en Afrique du
Sud et dit ouvertement que des groupes pro-israéliens empêchaient les
leaders américains de conduire fermement Israël sur le chemin de la
paix, Carter a été victime d’une violente campagne de diffamation lancée
par ces mêmes groupes.
Non seulement on a accusé Carter d’être antisémite et de détester
les Juifs, mais certains lui ont même attribué une certaine sympathie
pour les nazis 10. Parce que le lobby cherche à préserver les relations
israélo-américaines et qu’à vrai dire ses arguments stratégiques et
moraux ne tiennent pas la route, il n’a pas d’autre choix que de
tenter d’étouffer ou de marginaliser toute tentative pour faire naître
un débat sérieux.
En dépit des efforts du lobby, une frange importante de la population américaine
– proche de 40 % – reconnaît que le soutien à Israël est l’une
des principales causes de l’anti-américanisme dans le monde. Parmi les
élites, le chiffre augmente considérablement . Par ailleurs, une
proportion surprenante d’Américains ont conscience que le lobby exerce
une influence considérable – et pas toujours positive – sur la
politique étrangère américaine.
Un sondage national effectué en octobre 2006 a révélé que 39 % des
personnes interrogées estimaient que « le travail du lobby pro-israélien
auprès du Congrès et de l’administration Bush [était] un facteur clé
de l’engagement dans la guerre d’Irak et de l’affrontement actuel
avec l’Iran ».
Dans une étude menée en 2006 auprès de spécialistes des relations
internationales aux États-Unis, 66 % des personnes interrogées ont déclaré
être d’accord avec l’énoncé suivant : « Le lobby pro-israélien a
trop d’influence sur la politique étrangère américaine . »
Bien que les Américains aient plutôt de la sympathie pour Israël,
nombre d’entre eux contestent parfois la politique menée par l’État
hébreu et voudraient pouvoir suspendre l’aide américaine lorsque les
agissements d’Israël sont considérés comme contraires aux intérêts
des États-Unis. Bien sûr, le public américain aurait une conscience
accrue de l’influence du lobby et se montrerait plus dur envers Israël
et sa relation privilégiée avec les États-Unis si l’on pouvait débattre
plus ouvertement de ces questions.
Cela dit, on peut se demander pourquoi, étant donné l’opinion du
public sur le lobby et Israël, les responsables politiques sont si
frileux à l’idée de critiquer Israël et de conditionner leur aide au
respect des intérêts des États-Unis. Le peuple américain n’exige
certainement pas que ses responsables politiques soutiennent Israël en
toutes circonstances.
Il existe un véritable gouffre entre l’opinion du public sur Israël et
sa relation avec les États-Unis et la façon dont les décideurs à
Washington conduisent la politique étrangère.
La principale raison de ce gouffre est la redoutable réputation dont
jouit le lobby à Washington. Non seulement ce dernier exerce une
influence non négligeable sur les décisions politiques prises aussi bien
par les administrations démocrates que républicaines, mais il a encore
plus de pouvoir sur le Congrès .
Le journaliste Michael Massing rapporte les propos de l’un de ses
membres, ami d’Israël : « On peut compter sur une bonne moitié des députés
– 250 à 300 membres – pour agir conformément aux voeux de l’AIPAC.
»
De la même façon, Steven Rose, ancien responsable de l’AIPAC accusé
d’avoir fourni à Israël des documents confidentiels, a illustré
l’influence de cette organisation devant le journaliste du New Yorker
Jeffrey Goldberg en dépliant une serviette devant lui : « En l’espace
de vingt quatre heures, on pourrait obtenir la signature de
soixante-quinze sénateurs sur cette serviette » Et ce ne sont pas là
des paroles en l’air.
Comme nous le
verrons, lorsque des questions concernant Israël sont soulevées, le
Congrès vote conformément aux positions du lobby, et souvent avec une écrasante
majorité.
Pourquoi
est-il si difficile d’évoquer le lobby pro-israélien ?
Dans la mesure où les États-Unis sont une démocratie pluraliste où la
liberté d’expression et d’association est garantie, il fallait
s’attendre à ce que des groupes d’intérêts finissent par dominer le
processus de prise de décision politique.
Il était également inévitable que, dans cette nation d’immigrants,
certains de ces groupes d’intérêts se formeraient selon des critères
ethniques, et qu’ils tenteraient d’influencer la politique étrangère
américaine de différentes manières .
Les Américains d’origine cubaine ont fait pression pour maintenir
l’embargo sur le régime de Castro, ceux d’origine arménienne ont
poussé Washington à reconnaître le génocide de 1915, et plus récemment
à limiter les relations américaines avec l’Azerbaïdjan, et ceux
d’origine indienne ont récemment exprimé leur soutien au récent traité
sur la sécurité et aux accords sur la coopération nucléaire. De telles
actions sont une caractéristique essentielle de la vie politique américaine
depuis ses origines, et les évoquer suscite rarement la controverse .
Pourtant, il est manifestement moins facile de parler ouvertement du lobby
pro-israélien. La raison réside en partie dans le lobby lui-même, à la
fois soucieux d’afficher son influence et prompt à attaquer quiconque
ose suggérer que cette influence est trop importante ou pourrait porter
atteinte aux intérêts américains. Mais il en est d’autres.
Pour commencer, remettre en question les pratiques et le rôle du lobby
pro-israélien semble signifier, pour certains, remettre en cause la légitimité
d’Israël.
Dans la mesure où certains États dans le monde refusent de reconnaître
l’existence d’Israël et où certains détracteurs d’Israël et du
lobby mettent en question la légitimité de l’État hébreu, nombre de
ses sympathisants peuvent tout à fait assimiler une critique même bien
intentionnée à une contestation implicite de l’existence même
d’Israël.
Israël laisse peu de gens indifférents et ce pays, qui a joué un rôle
important de refuge pour les Juifs ayant fui l’Holocauste, constitue un
élément important de l’identité juive contemporaine ; il est donc inévitable
que les gens se mobilisent lorsqu’ils pensent que l’on conteste sa légitimité
ou son existence même.
Mais analyser la politique israélienne et les efforts de ses
sympathisants américains ne signifie pas qu’on est contre Israël, tout
comme analyser l’action de l’American Association of Retired Persons
(AARP – Association américaine des retraités) ne signifie pas qu’on
est contre les personnes âgées. Nous ne contestons pas le droit à
l’existence d’Israël, nous ne remettons pas en question la légitimité
de l’État hébreu. Certains affirment qu’Israël n’aurait jamais dû
être créé, ou souhaitent voir Israël passer du statut d’État juif
à celui de démocratie binationale.
Nous ne faisons pas partie de ceux-là. Au contraire, nous pensons
que l’histoire du peuple juif et le principe d’autodétermination
nationale sont suffisants pour légitimer un État juif. Nous pensons que
les États-Unis doivent être prêts à venir en aide à Israël si sa
survie était en jeu.
Et, même si nous nous intéressons à l’influence négative du lobby
pro-israélien sur la politique étrangère américaine, nous sommes également
convaincus qu’il porte aussi préjudice à Israël, ce qui est tout
aussi regrettable à nos yeux.
En outre, l’affirmation qu’un groupe d’intérêts essentiellement
composé de Juifs a une influence importante – voir négative – sur la
politique étrangère américaine suscitera à coup sûr le malaise –
voire la crainte et la colère – d’un certain nombre d’Américains
car elle ressemble à une accusation tout droit sortie des Protocoles des
Sages de Sion, ce faux antisémite qui prétendait révéler l’existence
d’un complot juif invisible et tout-puissant dont l’objectif était de
contrôler le monde.
Aucun débat sur le
pouvoir politique de la communauté juive ne peut avoir lieu sans que
plane l’ombre de deux mille ans d’histoire, en particulier des siècles
d’antisémitisme en Europe. Les chrétiens ont massacré des milliers de
Juifs au cours des Croisades, les ont expulsés en masse de Grande-
Bretagne, de France, d’Espagne, du Portugal et d’autres pays entre
1290 et 1497, et les ont confinés dans des ghettos dans d’autres
parties d’Europe.
Les Juifs ont subi une violente répression pendant l’Inquisition, des
pogroms meurtriers ont eu lieu en Europe de l’Est et en Russie à
plusieurs reprises, et d’autres formes d’extrémisme antisémite étaient
courantes jusqu’à il y a peu.
Cette histoire douloureuse atteint un sommet avec l’Holocauste nazi, qui
a coûté la vie à presque six millions de Juifs. Les Juifs ont aussi –
bien que moins durement –été persécutés dans diverses parties du
monde arabe . Au vu de cette longue histoire de persécution, les Juifs américains
sont, à juste titre, sensibles au moindre discours qui essaierait de les
rendre responsables d’une politique qui tournerait mal.
Cette sensibilité se mêle au souvenir des théories du complot du genre
de celle exposée dans les Protocoles des Sages de Sion. Les sinistres
discours sur une secrète « influence juive » demeurent le fonds de
commerce des néonazis et autres extrémistes, tels que l’ancien leader
du Ku Klux Klan David Duke, ce qui ne fait que renforcer l’inquiétude
des Juifs.
Parmi les éléments clés de telles accusations antisémites figure la thèse
selon laquelle les Juifs exerceraient une influence souterraine en «
contrôlant » les banques, les médias et d’autres grandes
institutions. Ainsi, si quelqu’un dit que la presse américaine est plus
favorable à Israël qu’à ses opposants, certains entendront le vieux
refrain mensonger qui veut que « les Juifs contrôlent les médias ».
De la même façon, si quelqu’un relève que les Juifs américains ont
pour coutume de donner aussi bien à des oeuvres de bienfaisance qu’à
des organisations politiques, on le soupçonnera de laisser entendre que
l’« argent juif » sert à acheter l’influence politique en sous
main.
Bien entendu, quiconque fait un don à une campagne électorale agit pour
soutenir une cause politique, et la quasi-totalité des groupes d’intérêts
espèrent agir sur l’opinion publique et attirer l’attention des médias.
Évaluer les effets des contributions aux campagnes électorales, le
travail de lobbying et les autres formes d’actions des groupes d’intérêts
devrait constituer un exercice relativement courant et anodin, mais, étant
donné le poids de l’antisémitisme par le passé, on peut comprendre
pourquoi il est plus facile d’analyser l’influence du lobby
pharmaceutique, des syndicats, des fabricants d’armes ou des Indiens-Américains,
que celle du lobby pro-israélien. Ce
qui rend le débat sur les groupes et personnalités pro-israéliens
encore plus difficile est l’accusation séculaire de « double allégeance
».
Les Juifs de la Diaspora étaient soupçonnés d’être d’éternels étrangers
incapables de s’intégrer et de devenir de bons patriotes parce qu’ils
étaient jugés plus loyaux les uns envers les autres qu’à l’égard
du pays dans lequel ils vivaient. La crainte des Juifs qui soutiennent
aujourd’hui Israël est ainsi d’être considérés comme des Américains
déloyaux.
Comme l’a souligné Hyman Bookbinder, l’ancien représentant à
Washington de l’American Jewish Committee (AJC), « les Juifs réagissent
de façon viscérale à l’idée qu’il y ait quelque chose
d’antipatriotique » dans leur soutien à Israël.
Soyons clairs: nous rejetons de façon catégorique toutes ces thèses
antisémites.
Selon nous, un Américain peut tout à fait légitimement se sentir
profondément attaché à un pays étranger. En effet, les Américains ont le droit de détenir la double citoyenneté
et de servir dans une armée étrangère –à moins, bien sûr, que le
pays en question soit en guerre contre les États-Unis. Comme nous
l’avons dit plus haut, de nombreux groupes ethniques ont déjà redoublé
d’efforts pour persuader le gouvernement américain, ainsi que leurs
compatriotes, de soutenir le pays étranger auquel ils sont profondément
attachés.
Les gouvernements étrangers en question ont en général conscience des
actions menées par ces groupes d’intérêts, et c’est tout
naturellement qu’ils ont cherché à les utiliser pour influencer le
gouvernement américain et atteindre ainsi leurs objectifs. Les
Juifs américains ne sont pas différents de leurs compatriotes à cet égard
.
Le lobby pro-israélien
n’est ni une cabale ni un complot, ni rien de la sorte. C’est au
contraire un groupe d’intérêts qui utilise de bonnes vieilles méthodes
politiques. Les groupes pro-israéliens aux États-Unis ressemblent à cet
égard à d’autres groupes d’intérêts tels que la National Rifle
Association (NRA), l’AARP, ou des groupements professionnels comme
l’American Petroleum Institute, qui eux non plus ne ménagent pas leurs
efforts, la plupart du temps au grand jour, pour peser sur la législation
et les choix présidentiels.
À quelques exceptions près, que nous aborderons dans les chapitres
suivants, les actions du lobby sont tout ce qu’il y a de plus américain
et de légitime. Nous ne croyons pas que le lobby soit tout-puissant, ni
qu’il contrôle d’importantes institutions aux États-Unis.
Comme nous le verrons plus loin, il est arrivé plusieurs fois que le
lobby n’obtienne pas gain de cause. Néanmoins, les preuves abondent de
son influence considérable. L’AIPAC, l’un des groupes pro-israéliens
les plus importants, vantait sa puissance sur son propre site internet,
non seulement en dressant la liste de ses exploits, mais aussi en
diffusant des citations d’éminents responsables politiques qui
attestaient de sa capacité à influer sur les événements de façon à
ce qu’ils profitent à Israël.
Par exemple, on pouvait lire une déclaration de l’ancien chef de
l’opposition à la Chambre des représentants Richard Gephardt
s’adressant à une assemblée de l’AIPAC : « Sans votre soutien de
tous les instants […]et votre combat quotidien pour renforcer [les liens
israélo-américains], il n’y aurait rien. »
Le professeur de droit à Harvard Alan Dershowitz, connu pour son
franc-parler, souvent prompt à taxer les détracteurs d’Israël
d’antisémitisme, a écrit que « [sa] génération de Juifs […]
participait peut-être à l’effort le plus efficace de lobbying et de
collecte de fonds de l’histoire de la démocratie. Vraiment, nous avons
fait du beau travail, aussi loin que nous nous sommes permis, et que
l’on nous a permis d’aller ».
J. J. Goldberg, rédacteur en chef de l’hebdomadaire juif Forward et
auteur de Jewish Power : Inside the American Jewish Establishment, saisit
toute la difficultéqu’il y a à parler du lobby : « Il semble que nous
soyons forcés de choisir entre une mainmise juive totale et pernicieuse
et une influence juive inexistante. »
En fait, remarque-t-il, « quelque part entre les deux existe une réalité
dont personne ne veut parler, qui veut qu’il existe une entité qu’on
appelle communauté juive, constituée d’un groupe d’organisations et
de personnalités, et qui fait partie de la mêlée politique. Il n’y a
rien de mal à jouer le jeu comme le font les autres ».
Entièrement d’accord. Mais nous pensons qu’il est juste et nécessaire
d’examiner les conséquences que cette « mêlée » politique peut
avoir sur l’Amérique et sur le monde.
Plan du livre
Pour cela, nous avons trois devoirs à remplir. Plus précisément, nous
devons convaincre les lecteurs : que les États-Unis fournissent à Israël
un soutien matériel et diplomatique hors du commun ; que l’influence du
lobby en est la raison principale ; que ce soutien inconditionnel va à
l’encontre de l’intérêt des États-Unis. Pour
ce faire, nous procéderons comme suit.
Le chapitre
1 aborde de front la première question, en décrivant l’aide économique
et militaire ainsi que le soutien diplomatique que les États-Unis
apportent à Israël, en temps de guerre comme en temps de paix. Les
chapitres suivants traitent eux aussi des différents éléments de la
politique américaine au Moyen-Orient entièrement ou en partie conçus
pour avantager Israël par rapport à ses rivaux.
Les chapitres 2 et 3 évaluent les principaux arguments invoqués en général
pour justifier ou expliquer ce soutien exceptionnel. Cette évaluation
critique est nécessaire pour des raisons méthodologiques : afin d’évaluer
correctement l’influence du lobby pro-israélien, il nous faut examiner
d’autres explications possibles à la « relation privilégiée » entre
les deux pays.
Dans le chapitre 2, nous nous pencherons sur l’argument répandu qui
veut qu’Israël mérite un soutien sans bornes parce qu’il constitue
un atout stratégique précieux.
Nous démontrons que, bien qu’Israël ait été un atout au cours de la
Guerre froide, ce n’est plus le cas aujourd’hui. Apporter un tel
soutien à Israël ne fait qu’aggraver la menace du terrorisme et
complique la tâche des États-Unis au Moyen-Orient. Ce soutien
inconditionnel perturbe également les relations qu’entretiennent les États-Unis
avec un certain nombre d’autres pays dans le monde, ce qui s’avère
politiquement coûteux pour les États-Unis.
Et pourtant, alors que son coût a augmenté et que ses bénéfices ont
chuté, ce soutien continue d’augmenter. Cette situation suggère
qu’un facteur autre que stratégique est à l’oeuvre.
Le chapitre 3
examine les différents arguments de type moral auxquels les Israéliens
et leurs sympathisants américains ont souvent recours pour expliquer le
soutien américain.
Nous y étudions en particulier la thèse selon laquelle les États-Unis
soutiennent Israël parce que les deux États partagent certaines «
valeurs démocratiques », parce que Israël est un David faible et vulnérable
face à un puissant Goliath arabe, parce que son attitude a toujours été
plus morale que celle de ses adversaires, ou parce que Israël a toujours
recherché la paix lorsque ses voisins choisissaient la guerre.
Si cet examen est nécessaire, ce n’est pas parce que nous éprouvons
une quelconque animosité vis-à-vis d’Israël ni parce que nous pensons
que son attitude est pire que celle des autres États, mais parce que ces
arguments d’ordre moral sont très souvent utilisés pour justifier
l’exceptionnelle abondance de moyens que les États-Unis mettent en
oeuvre pour aider Israël.
Nous
arrivons à la conclusion que, même si l’existence d’Israël repose
sur de solides bases morales, celles-ci ne suffisent pas à justifier un
soutien de cette ampleur. Ce qui suggère à nouveau qu’un autre
facteur est à l’oeuvre.
Après avoir établi que ni les intérêts stratégiques ni les arguments
d’ordre moral ne pouvaient à eux seuls expliquer ce soutien, nous nous
concentrons donc sur cet « autre facteur ». Le chapitre 4 identifie les
différentes composantes du lobby et décrit comment cette coalition aux
contours flous a évolué au fil du temps.
Nous mettons l’accent sur le fait qu’il ne s’agit pas d’un seul
mouvement unifié, que ses différents éléments sont parfois en désaccord
sur certaines questions, et qu’il comprend des Juifs comme des
non-Juifs, ainsi que les « sionistes chrétiens ».
Nous évoquons également la dérive progressive vers la droite de
certaines organisations importantes du lobby, qui deviennent de moins en
moins représentatives d’une population au nom de laquelle elles prétendent
souvent s’exprimer.
Dans ce chapitre, nous nous demandons également si les groupes arabes-américains,
le soi-disant lobby pétrolier, ou les riches producteurs arabes de pétrole,
ne forment pas un contrepoids important au lobby pro israélien, voire la
véritable force agissante de la politique américaine au Moyen-Orient.
Par exemple, beaucoup de gens semblent croire que l’invasion de l’Irak
avait surtout à voir avec le pétrole et que les intérêts des grands
groupes pétroliers ont poussé les États-Unis à attaquer ce pays.
Ce n’est pourtant
pas le cas : bien que l’accès au pétrole constitue bien évidemment un
intérêt de poids, il existe de bonnes raisons de penser que les
Arabes-Américains, les compagnies pétrolières et la famille royale
saoudienne exercent beaucoup moins d’influence sur la politique étrangère
américaine que le lobby pro-israélien.
Dans les chapitres 5 et 6, nous décrivons les différentes stratégies
auxquelles les groupes du lobby ont recours pour promouvoir les intérêts
d’Israël aux États-Unis. En plus des pressions directes exercées sur
le Congrès, le lobby récompense – ou punit – les responsables
politiques, grâce au levier que constitue le financement des campagnes électorales.
Les organisations du lobby exercent également des pressions sur
l’administration en place de plusieurs manières, n’hésitant pas par
exemple à utiliser ceux qui partagent leurs vues.
Le lobby n’a pas non plus ménagé ses efforts pour influencer le
discours public sur Israël en faisant pression sur les médias et le
milieu universitaire et en assurant sa présence au sein de puissants
think tanks. Accuser les détracteurs d’Israël d’antisémitisme fait
partie de ce travail auprès de l’opinion publique, tactique destinée
à discréditer et marginaliser toute personne contestant la relation
entre les deux pays.
Une fois ces tâches accomplies, la seconde partie du livre éclaire le rôle
du lobby dans la définition de la politique américaine au Moyen-Orient.
Notre argument – nous insistons sur ce point – n’est pas que le
lobby est le seul facteur d’influence sur la prise de décisions dans ce
domaine. Le
lobby n’est pas tout-puissant, il n’obtient donc pas gain de cause à
chaque fois.
Mais il est redoutablement efficace lorsqu’il s’agit d’orienter la
politique américaine à l’égard Israël et de la région dans l’intérêt
de l’État hébreu – et, croit-on, des États-Unis. Malheureusement,
la politique qu’il a soutenue a porté un préjudice considérable aux
intérêts américains mais aussi causé du tort à Israël.
Après une brève introduction pour planter le décor, le chapitre 7
montre que les États-Unis ont constamment soutenu les efforts d’Israël
visant à réprimer ou limiter les aspirations nationales des
Palestiniens. Même lorsque les présidents américains essaient de
contraindre Israël à faire des concessions ou de se désolidariser de la
politique israélienne – comme l’a tenté le président George W. Bush
à plusieurs reprises depuis le 11 septembre 2001 –, le lobby intervient
et les fait rentrer dans le rang.
Ce qui a eu pour résultats de ternir davantage l’image des États-Unis,
de perpétuer la souffrance des deux côtés de la frontière israélo-palestinienne,
et d’accentuer la radicalisation des Palestiniens. Et rien de tout ça
n’est dans l’intérêt de l’Amérique ou d’Israël.
Dans le
chapitre 8, nous démontrons que le lobby – et en particulier les néo
conservateurs en son sein – est largement à l’origine de la décision
de l’administration Bush d’envahir l’Irak en 2003. Certes – nous
insistons sur ce point –, le lobby n’est pas seul à l’origine de
cette guerre : les attaques du 11 septembre ont eu un impact certain sur
la politique étrangère de l’administration Bush et sa volonté de
faire tomber Saddam Hussein. Mais, sans le lobby, la guerre n’aurait sûrement
pas eu lieu.
En somme, son influence fut une condition nécessaire mais non suffisante
de cette entrée en guerre qui s’est révélée un désastre pour les États-Unis
et une aubaine pour l’Iran – l’ennemi le plus sérieux d’Israël
dans la région.
Le chapitre 9 décrit l’évolution de la difficile relation de l’Amérique
avec le régime syrien et révèle comment le lobby a poussé Washington
à prendre des mesures hostiles à la Syrie (y compris à brandir quelques
menaces de changement de régime) lorsque cela correspondait au souhait du
gouvernement israélien.
Certes, les États-Unis et la Syrie ne seraient certainement pas devenus
des alliés dans l’hypothèse où certains groupes clés du lobby
auraient été moins influents, mais les États-Unis auraient pu choisir
une approche moins conflictuelle, voire envisager une coopération limitée,
mais profitable, avec la Syrie.
En effet, sans le lobby, Israël et la Syrie auraient peut-être déjà
signé des accords de paix, et Damas ne soutiendrait peut-être pas le
Hezbollah au Liban, ce qui serait bénéfique pour les États-Unis comme
pour l’État hébreu.
Dans le chapitre 10, nous étudions le rôle du lobby dans la politique américaine
à l’égard de l’Iran. Washington et Téhéran entretiennent des
relations houleuses depuis la révolution qui provoqua la chute du Shah en
1979, et Israël en est venu à considérer l’Iran comme son adversaire
le plus dangereux, au vu de ses ambitions nucléaires et de son soutien à
des groupes comme le Hezbollah.
Par conséquent, Israël et le lobby pro-israélien ont à plusieurs
reprises poussé les États-Unis à s’en prendre à l’Iran et se sont
employés à faire échouer plusieurs opportunités de détente.
Il en résulte malheureusement que les ambitions nucléaires de l’Iran
ont pris de l’ampleur et que des éléments plus extrémistes du régime
sont arrivés au pouvoir à Téhéran (comme l’actuel président Mahmoud
Ahmadinejad), ce qui ne fait qu’aggraver une situation déjà tendue.
Le Liban est au coeur du chapitre 11, et nous employons à peu de chose près
le même schéma que précédemment. Nous soutenons que la réponse
d’Israël aux provocations injustifiées du Hezbollah au cours de l’été
2006 a été une erreur stratégique et un acte moralement condamnable ;
pourtant, le lobby n’a pas laissé d’autre choix aux dirigeants américains
que celui de soutenir fermement Israël.
Nous avons là une nouvelle illustration de son influence déplorable sur
les intérêts américains et israéliens : en empêchant les responsables
politiques américains de prendre du recul et de donner un avis honnête
et critique à leurs homologues israéliens, le lobby a encouragé une
politique qui a terni davantage encore l’image de l’Amérique,
affaibli le gouvernement démocratiquement élu de Beyrouth, et renforcé
le Hezbollah.
Le dernier
chapitre explore divers moyens d’améliorer cette situation. Nous commençons
par définir les intérêts fondamentaux de l’Amérique au Moyen-Orient,
puis nous esquissons les grandes lignes d’une stratégie de « contrôle
à distance » (offshore balancing) – susceptible de défendre plus
efficacement nos intérêts. Nous ne demandons pas que les États-Unis se
désolidarisent d’Israël – au contraire, nous approuvons pleinement
l’engagement de notre pays à venir en aide à Israël s’il en allait
de sa survie.
Mais nous considérons qu’il est temps de traiter Israël comme un pays
normal et de conditionner l’aide américaine à la fin de l’occupation
et au respect des intérêts américains. Pour accomplir cette volte-face,
il faut affronter la puissance et l’agenda politiques du lobby ; il nous
faudra donc quelques pistes pour faire en sorte que son influence soit
plus bénéfique, tant pour les États-Unis que pour Israël.
Nos sources
Aucun auteur n’est une île, et les pages qui suivent doivent énormément
à tous ceux, universitaires ou non, qui se sont penchés sur ces sujets
avant nous. Tout d’abord, il existe une immense littérature académique
sur les groupes d’intérêts qui nous a permis de comprendre comment des
petits groupes aux objectifs ciblés pouvaient exercer une influence bien
supérieure à leur poids dans la population.
Il existe également une littérature considérable sur l’impact des
groupes ethniques sur la politique étrangère américaine, qui confirme
que le lobby pro-israélien n’est pas le seul à agir comme il le fait,
mais qu’il est bel et bien le seul à posséder un tel degré
d’influence .
Un second ensemble d’ouvrages traitent du lobby lui-même. Nombreux sont
les journalistes, universitaires et anciens responsables politiques à
avoir écrit sur le lobby. Critiques ou non, ces ouvrages regorgent
d’informations sur les manières dont le lobby s’est employé à
influencer la politique étrangère américaine. Nous espérons que
notre livre prolongera le chemin ouvert par ces pionniers .
Nous avons également tiré un immense profit d’autres études, trop
nombreuses pour toutes les citer, qui traitent d’aspects particuliers de
la politique américaine au Moyen-Orient, des relations israélo-américaines,
ou de questions politiques bien précises.
Bien que certains de
ces livres – tels que The Other Arab-Israeli Conflict : Making
America’s Middle East Policy from Truman to Reagan de Steven Spiegel et
Support Any Friend : Kennedy’s Middle East and the Making of the
U.S.-Israel Alliance de Warren Bass – aient tendance à minimiser son
influence, des ouvrages sérieux contiennent néanmoins une foule d’éléments
sur le lobby et son influence grandissante .
Un dernier ensemble d’ouvrages nous ont considérablement aidés à réfléchir
sur Israël, le lobby, et les liens qui unissent l’Amérique à l’État
hébreu. S’appuyant sur de nombreux documents d’archives, les «
nouveaux historiens » israéliens tels que Shlomo Ben Ami, Simha Flapan,
Baruch Kimmerling, Benny Morris, Ilan Pappe, Tom Segev, Avi Shlaim et Zeev
Sternhell ont, ces vingt dernières années, réexaminé l’histoire de
la création d’Israëlet de la politique adoptée par la suite à l’égard
des États voisins et des Palestiniens .
Des chercheurs non israéliens ont, eux aussi, contribué à rétablir
la vérité historique 29. Ensemble, ils ont réfuté la version
originelle et largement romancée de la création de l’État d’Israël,
dans laquelle les Juifs ont généralement le beau rôle et les Arabes le
mauvais.
De plus, ces ouvrages précisent bien qu’après avoir conquis son indépendance,
Israël a adopté une attitude beaucoup plus agressive envers les
Palestiniens et les autres peuples arabes qu’on ne le reconnaît en général.
Il existe un certain nombre de désaccords entre ces historiens, et nous
ne sommes pas d’accord avec tous leurs arguments. Néanmoins,
l’histoire qu’ils racontent ne présente pas seulement un intérêt
académique.
On peut même dire qu’elle a de profondes conséquences sur la façon
dont on peut considérer les raisons d’ordre moral justifiant le soutien
à Israël plutôt qu’aux Palestiniens. Elle nous aide également à
comprendre pourquoi tant de gens dans le monde arabo-musulman en veulent
énormément aux États-Unis de soutenir Israël de manière aussi absolue
et inconditionnelle.
Remarque sur nos sources
Il convient de faire une dernière remarque sur nos sources avant de
commencer. Une grande partie de cette étude – et tout particulièrement
sa seconde partie – traite d’événements récents ou dont l’issue
demeure incertaine.
Étant donné que les documents officiels ne sont pas accessibles aux
universitaires, il nous a fallu nous appuyer sur d’autres sources :
journaux, magazines, livres, rapports d’organisations de défense des
droits de l’homme, émissions de télévision et de radio, interviews
menées par nos soins. Dans
quelques cas, nous avons dû travailler sans un rapport complet des événements.
Bien que cela nous semble peu probable, certaines parties de notre livre
devront être actualisées lorsque les documents officiels seront enfin
disponibles.
Afin de nous assurer de la solidité de notre argumentation, nous avons
pris soin d’étayer chaque point important par de multiples sources, ce
qui explique la profusion de notes à la fin du livre. Nous
nous sommes aussi considérablement appuyés sur des sources israéliennes
telles que Ha’aretz et le Jerusalem Post, ainsi que sur les textes
d’universitaires israéliens.
Des publications
juives américaines telles que Forward et Jewish Week ont également
constitué une source de renseignements indispensable. Non seulement ces
sources contiennent des informations absentes des grands médias aux États-Unis
mais, dans l’ensemble, il n’y avait guère de chances que ces journaux
et ces revues approuvent nos thèses sur le lobby. Ce qui devrait rendre
nos conclusions d’autant moins contestables.
Notre analyse s’ouvre sur une description du soutien matériel et
diplomatique que les États-Unis fournissent à Israël. Le fait que
l’Amérique apporte un soutien considérable à l’État hébreu
n’est pas à proprement parler une découverte, mais les lecteurs
pourront être surpris par l’ampleur et les formes de cette générosité.
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