LE LOBBYING, QU´EST-CE QUE C´EST?
www.librad.com
Plongez dans
l'incroyable univers du lobbying avec cette interview fleuve de Roger
Lenglet ! Philosophe et journaliste d'investigation, il est co-auteur du
livre-événement de John Stauber & Sheldon Rampton, “L'industrie du mensonge
: lobbying, communication, publicité & médias”.
Roger Lenglet : Pour en donner une définition simple,
le lobbying c'est l'ensemble des pratiques d'influence exercées par des
groupes d'intérêts auprès des décideurs et de tous ceux qui ont du poids sur
l'opinion et la législation.
Les pratiques qui posent problème sont celles qui, sous couvert de
communication ou d'information, mettent en péril le jeu normal de la
démocratie et sont exercées par des cabinets de lobbying, capables de mettre
en œuvre des procédés d'influence moralement très douteux.
Aujourd'hui, ces cabinets se sont multipliés. Ils ont pignon sur rue,
concurrence oblige, et se présentent comme des experts en relations,
communication et stratégie. Pour mener à bien leurs opérations, ils
utilisent toutes les personnes qui peuvent leur apporter un relais
d'influence au sein des réseaux politiques, juridiques, économiques...
Chacun d'eux se spécialise : certains interviennent sur les produits
toxiques et maîtrisent parfaitement l'art de duper les journalistes et de
rassurer l'opinion publique, d'autres montent des opérations de
déstabilisation des industries concurrentes, livrent «clés en main» des lois
ou des réglementations favorables à leur marché, espionnent les milieux
associatifs, etc.
Pour y parvenir, ils instrumentalisent souvent leurs cibles, c'est-à-dire
qu'ils peuvent aller jusqu'à en faire des alliés à leur insu : médias,
journalistes, élus, directeurs d'administration, leaders d'opinion se
trouvent ainsi soumis à toutes sortes de manipulations, soit à leur insu,
soit avec leur complaisance consciente.
D'où vient le mot « lobbying » ?
Roger Lenglet : C'est un terme anglais qui renvoie
étymologiquement à l'idée de «passer par le couloir», d'utiliser le moyen et
le lieu opportuns pour atteindre le décideur.
A l'origine, les lobbyistes étaient ceux qui attendaient dans les couloirs
du parlement les élus pour tenter de les influencer «entre deux portes».
Mais aujourd'hui, les vrais lobbyistes ne sont pas ceux qui attendent dans
les couloirs pour soumettre leur dossier ou leur point de vue, l'efficacité
passe par d'autres démarches qui exigent beaucoup plus d'opacité, une
connaissance fine des rouages politiques, des moyens très convaincants et
une proximité plus soutenue.
C'est d'ailleurs pourquoi le mot lobbying a des connotations désormais
négatives en Europe, et c'est aussi la raison pour laquelle le Congrès
américain a voté une loi pour rendre le lobbying plus transparent en
obligeant les lobbyistes à déclarer deux fois par an les sommes consacrées à
leurs missions et les noms des élus qu'ils ont «démarchés».
La corruption fait-elle partie des «arguments» ?
Roger Lenglet : Dans l'arsenal des moyens utilisés,
acheter un élu ou un parti ne gêne pas la plupart des lobbyistes pourvu que
leurs commanditaires payent. Ouvrir et alimenter des comptes (souvent à
l'étranger), offrir des emplois fictifs ou semi-fictifs, faire passer des
enveloppes ou des mallettes, tout cela existe à grande échelle et aucun
secteur économique n'est épargné, de même qu'aucun grand parti...
Ce n'est plus vraiment un tabou mais on en sous-estime encore communément
l'ampleur de ses pratiques et l'on ferme les yeux sur les acteurs qui
servent de relais. La vie des réseaux politiques dominants est assise
là-dessus. L'ignorance des grands élus est feinte, cette perfusion est
banalisée. En réalité, ils y ont presque tous perdus leur faculté
d'indignation et sont souvent dans une confusion morale inquiétante.
Quand il s'agit de faire du lobbying avec des pratiques déloyales pour
installer son supermarché ou obtenir une affaire dans une localité à la
place d'un concurrent, c'est une atteinte aux règles de la démocratie et
c'est scandaleux.
Mais quand c'est pour retarder l'interdiction d'un produit qui tue ou rend
malade, c'est criminel ! Or, les grandes industries qui diffusent des
substances cancérigènes ou neurotoxiques dans notre alimentation et notre
environnement quotidien parviennent à paralyser la décision politique et
sanitaire avec des véritables stratégies de lobbying qui feraient l'effet
d'une bombe si elles étaient faites au grand jour.
Avez-vous des exemples de cabinets de lobbying spécialisés dans
les produits sensibles ?
Roger Lenglet : L'Association française des conseils
en lobbying regroupe environ une dizaine de cabinets gérant des dossiers
potentiellement explosifs sur le plan sanitaire.
Leur objectif est, soit d'éviter tout débat public en confiant la gestion du
dossier à des «tours de table» feutrés réunissant des politiques, des
industriels et des experts, soit d'orienter rapidement ou d'éteindre les
débats naissants en édulcorant habilement les informations.
Le dossier de l'amiante, qui a été géré de cette façon par un cabinet reste
aujourd'hui l'exemple le plus scandaleux de ce procédé. Dans le même but,
les cabinets font souvent de la veille commanditée, payée par les
industriels soucieux d'éviter que la toxicité de leur produit soit connue.
Les futures crises sanitaires sont souvent connues des années, voire des
décennies à l'avance, car les industriels disposent de données
épidémiologiques sur leurs propres salariés exposés et en finançant des
recherches qu'ils verrouillent.
Bien avant qu'une crise surgisse en France, il est fréquent que des pays
aient déjà mis en cause ou interdit le produit - souvent ceux de l'Europe du
Nord ou les Etats-Unis.
Leur stratégie est d'agir au plus tôt, avant même que les législateurs
découvrent le problème, et de retarder le plus possible la prise de
conscience claire des dégâts, pour continuer à vendre ou à déstocker, pour
avoir le temps de délocaliser vers des pays moins informés ou plus souples,
de débarrasser le groupe financier de la branche à risque ou de dissocier
juridiquement les sociétés avant que les victimes n'agissent en justice pour
faire payer les responsables.
Ils parviennent couramment à prolonger de plusieurs années des marchés très
juteux mais aussi à étanchéifier et à diluer les responsabilités, etc.
Et lorsque le dossier arrive sur le bureau du législateur, il n'est pas rare
que le cabinet de lobbying ait déjà concocté un texte de loi protégeant
astucieusement les intérêts de leurs clients.
Certains cabinets obtiennent même parfois le recul du législateur. Des
politiques sont ainsi revenus sur des interdictions de produits toxiques ou
des projets d'interdictions. L'amiante est le grand cas d'école, mais des
centaines d'autres produits suivent le même chemin alors que les experts
connaissent déjà leur extrême nocivité.
Ces derniers, d'ailleurs, sont le plus souvent sensibilisés aux arguments
économiques des industriels et finissent par banaliser la mortalité induite
par les produits, acceptant le sacrifice de vies humaines en grand nombre
avec une relative mauvaise conscience ou en s'imaginant qu'ils font ainsi
preuve de «responsabilité politique», voire de maturité.
A cet égard, le carriérisme et les habitudes mentales jouent à fond. On se
remet très peu en question dans ce milieu discret où les plus intègres
avalent chaque jour des couleuvres sanitaires pour conserver leur fonction.
L'homme politique est le cœur de cible des lobbyistes ?
Roger Lenglet : Oui, car la décision finale passe
toujours par les politiques. Ils obéissent aux pressions mais ce sont leurs
lois et leurs décrets qui ouvrent, ferment ou maintiennent les marchés.
Législateurs et gouvernements décident concrètement de l'avenir des produits.
Le rouage politique est incontournable. C'est d'ailleurs si vrai que le
lobbying est un métier très ouvert aux anciens élus et aux ministres
sortants. Nombre d'ex-ministres et de députés en fin de mandat viennent
régulièrement grossir les rangs des lobbyistes, en attendant de revenir dans
l'arène politique.
Qu'il s'agisse de rejoindre la direction d'un laboratoire pharmaceutique,
d'un groupe chimique ou d'une banque, c'est efficace. Evidemment, ce n'est
pas très sain...
Les anciens élus préfèrent faire du lobbying pour les grandes sociétés que
pour les associations, ce qui ne profite pas vraiment à la démocratie. De
grandes carrières politiques et financières se sont faites ainsi dans ce
va-et-vient entre les grands groupes et les responsabilités ministérielles,
voire le fauteuil présidentiel.
Georges Pompidou en a été une illustration éloquente, mais d'innombrables
autres politiciens à tous les niveaux de l'Etat font ainsi office de têtes
de pont pour les banques et les industriels, notamment à la direction des
services administratifs, pour ne pas parler des structures judiciaires où
l'on trouve également des juges et des commissaires aux comptes qui se
livrent également à ce jeu et se retrouvent en situation de conflit
d'intérêt évident.
De même, les attachés parlementaires, dont l'emploi est très fragile, se
convertissent aussi facilement après avoir été les meilleurs relais des
groupes de pression industriels ou financiers auprès de leur député. Le plus
souvent, en effet, le député n'a pas entre ses mains tous les tenants et
aboutissants des dossiers sur lesquels il va légiférer.
L'attaché parlementaire reste le cerveau indispensable, celui qui effectue
le travail de fond, rédige les textes, oriente certains paragraphes parfois
à l'insu de son député... De plus, il connaît mieux que quiconque l'art et
la manière de solliciter ou de présenter les choses aux élus.
Bref, ce que l'on appelle le «pantouflage» cache en fait un véritable
travail de lobbying. Certains grands lobbyistes font même profession de
placer les politiques au sein des cabinets de conseil ou des directions
d'entreprises.
Et les chercheurs ?
Roger Lenglet : Les chercheurs représentent aussi
une cible du lobbying. Si une recherche met en cause l'innocuité d'un
produit, l'opinion publique et les journalistes y sont sensibles, les
politiques in fine.
Les chercheurs fondent le jugement sur la toxicité des substances et sont
une pierre angulaire du discours. Plus ou moins à leur insu, ils
représentent un formidable outil de communication dont l'impact est certain.
Les industriels et les politiques roués n'hésitent donc pas à faire monter
au créneau leurs lobbyistes pour les aider à présenter leurs résultats,
aussi dramatiques soient-ils, de façon rassurante.
Les procédés sont nombreux mais, pour n'en citer qu'un ici, j'évoquerais
celui qui consiste à diviser en deux, voire plusieurs tomes, les rapports
des organismes sanitaires présentant à la presse les résultats des
recherches menées sur des produits de grande consommation.
Le premier tome, le plus lu, et souvent même le seul à être parcouru (les
journalistes sont toujours pressés) est fréquemment rédigé de façon à donner
le sentiment qu'il synthétise l'ensemble et que les volumes suivants ne sont
pas d'une réelle utilité, sauf pour ceux qui voudraient approfondir le sujet
(les rédacteurs en chef n'en laissent généralement pas le loisir).
Or, j'ai mené une petite étude épistémologique consistant à comparer la
teneur des différents volumes. Conclusion : le premier tome, la «synthèse»,
est systématiquement beaucoup plus rassurant que les suivants, lesquels sont
d'ailleurs le plus souvent présentés sous la dénomination d'Annexes, terme
qui, logiquement, ne devrait être employé que pour désigner des documents de
référence et non les comptes rendus des recherches.
Autre remarque, le premier volume n'est généralement pas rédigé par un
scientifique mais par un représentant des autorités en collaboration avec
ceux de l'industrie concernée... CQFD.
Mais le lobbying intervient aussi plus en amont. En finançant la recherche
sur leurs produits ou en la co-finançant, les groupes privés suivent au plus
près l'apparition progressive des résultats.
Cette surveillance est rendue possible par les rapports d'étape et les
réunions régulièrement organisées avec les groupes de recherche. On ne
compte plus les travaux stoppés par les financeurs quand ils ne conduisent
pas vers des conclusions optimistes !
Pour prendre un exemple récent, j'attends toujours que les recherches sur la
toxicité de l'aluminium dans l'eau du robinet soient reprises et le groupe
de l'INSERM reconstitué alors que leurs résultats confirmaient les pires
craintes. Je pourrais citer aussi les procédés dissuasifs obligeant les
chercheurs à se taire, à rejoindre d'autres services, à accepter que leurs
résultats soient réécrits pour gommer les morts, etc.
En donnant une place toujours plus grande aux industriels dans la recherche
publique, l'Etat a facilité ce travail des lobbyistes en amont.
Je ne dis pas que les ministres de la recherche l'ont fait dans ce but mais
le résultat est là alors que les crises sanitaires survenues au cours des
dernières années montrent que l'intrusion des industriels dans les
structures de prévention et de recherche leur a permis de paralyser l'alerte.
Et je connais des dossiers d'une importance folle aujourd'hui qui, ainsi
bloqués, dissimulent les dégâts actuels et préparent les scandales
sanitaires de demain.
De façon générale, la première question à se poser face à des résultats
scientifiques est la suivante : qui a financé la recherche ? Financement
privé, public, conjoint ? Aujourd'hui, les chercheurs sont de moins en moins
loquaces auprès des journalistes, comportement qui coïncide avec
l'intensification des privatisations du domaine de la recherche.
Quant au chercheur qui ne veut pas courber l'échine ou qui déroge à la
réserve, les moyens de rétorsion sont redoutables. En France, il n'y a pas
encore de loi qui protège l'éventuel lanceur d'alerte. Etat de fait qui
autorise les pires sanctions, dont le licenciement pur et simple, comme on
l'a vu notamment à l'INRS avec André Cicolella, viré pour avoir refusé
d'oublier les études suspectant les éthers de glycol et avoir voulu
communiquer à ce sujet. Une loi protégeant les lanceurs d'alerte, comme aux
Etats-Unis, est une nécessité urgente en France, elle permettrait aux
chercheurs de se libérer un peu du lobbying des industriels.
Les médias sont-ils alors vraiment instrumentalisés ?
Roger Lenglet : Les médias, parce qu'ils éclairent
et conditionnent l'opinion publique, sont une des autres cibles-clés. Mieux
vaut distinguer médias et journalistes : nombreuses sont les diffusions
médiatiques, comme des films ou reportages, présentés sous forme
d'information, qui ne sont pas le fait des journalistes mais de lobbyistes,
c'est-à-dire des produits conçus dans le cadre d'opérations de manipulation,
par exemple pour contrebalancer la progression d'une information inquiétante
à l'origine d'une prudence des consommateurs. Cela peut concerner aussi bien
l'agroalimentaire que les médicaments, l'eau du robinet, le nucléaire, etc.
Il faut savoir que les lobbyistes se placent de plus en plus en amont de
l'information, et cela pas seulement en intervenant sur l'orientation des
recherches mais sur les produits médiatiques : être en amont de la veille,
quitte à prendre l'initiative de projets, avec un rôle d'incitateur de films,
d'émissions et de reportages au niveau du financement, de la conception et
de la diffusion.
Ils sont aussi plus souvent à l'initiative de groupes de veille sanitaire,
ce qui leur permet de choisir les membres qui les composent et, à l'arrivée,
l'information qui sera relayée par les médias. Il s'agit toujours
d'emprunter des formes non soupçonnables de manipulation, d'avancer masqué.
En matière de santé publique, les lobbyistes exploitent la pauvreté
culturelle ambiante... Ce n'est pas très glorieux pour les journalistes mais
il faut bien reconnaître qu'ils ont laissé le plus souvent les médecins
occuper les rubriques de santé publique dans la presse écrite et à la
télévision.
Résultat : on est toujours en France dans une situation où les symboles
tiennent lieu d'argument. Le titre de professeur, de médecin ou une simple
blouse blanche peuvent encore suffire à convaincre un journaliste de sa
bonne foi.
Et l'on peut trouver mille illustrations de ces ressorts du jugement
ordinaire parfaitement disposés à la manipulation : une campagne de
vaccination œuvre par nature pour le bien-être des gens, la recherche
génétique sur la prédisposition aux grandes maladies est forcément un axe à
privilégier, les causes de la maladie d'Alzheimer restent ignorées et sont
sans doute à trouver dans les gènes puisque de grands gérontologues le
disent, quels que soient les errances ou les erreurs du corps médical, il
partage nécessairement les mêmes intérêts que les patients, etc.
Toutes ces croyances forment une doxa solide qui fait la fortune de ceux qui
commercialisent notre santé. On pourrait faire une encyclopédie entière des
idées reçues et des préjugés communs en matière de santé publique.
Dans ce domaine, les lobbyistes sont les sophistes d'aujourd'hui : comme
ceux de l'antiquité, ils vendent aux riches et aux dirigeants leur
savoir-faire en matière de communication.
Et ils jouent sur du velours malgré les scandales sanitaires. La
sacralisation du monde médico-scientifique est telle que la vigilance et le
recul critique reste un arrachement pour les journalistes eux-mêmes, sans
parler de leur complexe face à des dossiers qui leur paraissent trop
complexes.
Or, les tricheries scientifiques sont particulièrement courantes dans ce
secteur : lisser les courbes statistiques, faire disparaître les «pics»
expressifs ou les «excès significatifs» de cancers par exemple, gonfler les
chiffres selon les besoins, montrer des résultats en phase avec la volonté
de rassurer et de reconduire le budget du service...
Découvrir ces supercheries nécessite de l'investigation matérielle et
intellectuelle que les rédacteurs en chef rechignent à commander à leurs
troupes, car une véritable enquête est coûteuse et risque toujours de
déboucher sur un échec, sans compter le fait que les journalistes sont peu
formés à l'investigation. Au final, toutes les conditions sont réunies pour
faire des médias une bonne courroie de transmission assez facile à utiliser.
Du coup, les grands investigateurs viennent souvent de la marge du
journalisme : les pigistes sortent plus d'affaires que les autres, ils y
mettent plus de temps et d'énergie sans que ça coûte beaucoup aux médias qui
vont leur ouvrir leurs colonnes.
On voit aussi des écrivains, de simples citoyens opiniâtres ou des
associations mener ces enquêtes au long cours. Reste que la culture
médiatique française privilégie plus le reportage que le travail
d'investigation proprement dit, qui demande un énorme investissement. Les
reportages s'appuient d'ailleurs fréquemment sur le travail accompli par ces
derniers.
Vous expliquez que les lobbyistes multiplient les masques...
Roger Lenglet : Les lobbyistes se cachent volontiers
derrière des institutions au nom ronflant, des cabinets d'expertise, des
associations à noble cause prônant par exemple la défense du consommateur,
la protection de l'environnement...
Cherchez les financements et à qui profite les actions menées, vous ferez la
différence entre les structures de lobbying et les autres. Parfois, c'est
plus difficile, les liens directs avec le groupe industriel n'apparaissent
pas facilement et leurs messages sont habiles, apparemment opposés aux
intérêts de l'industrie. Ce qui leur permet d'apporter finalement une
caution solide aux industriels quand ils «valident» certains dossiers.
On dupe ainsi l'opinion publique pour faire passer des décisions aussi bien
au niveau local que national. Il ne faut pas hésiter à les approcher de très
près, à approfondir les discussions avec eux, la plupart finissent par se
trahir. Et puis il y a aussi les divines surprises, des lobbyistes qui
passent dans votre camp et se rachètent une âme en vous balançant des
dossiers extraordinaires...
Certains tentent aussi de vous manipuler encore plus habilement, en vous
livrant des infos qui feront exploser le concurrent du groupe pour lequel
ils travaillent réellement. La complexité de ce monde n'a rien à envier à
celle de l'espionnage décrit par John Le Carré.
Internet est devenu, selon vous, un outil de lobbying...
Roger Lenglet : Avec Internet, la rumeur des crises
est pressentie beaucoup plus tôt. Auparavant, la montée des scandales était
discernable plus tard, en général trop tard pour permettre de préparer les
contre-attaques à l'avance.
Dans le meilleurs des cas, les lobbyistes faisant de la veille médiatique ou
scientifique apercevaient d'abord quelques allusions dans l'actualité de la
recherche, puis des brèves dans la presse, des petites bulles qui
disparaissaient somme toute assez vite.
L'intensification des forums de discussion et des pétitions par email a
démultiplié la vitesse, le nombre et l'importance des crises dans l'opinion
publique, mais cela permet aussi aux lobbyistes d'apercevoir beaucoup plus
vite les premiers signes de crises, des alertes et des fausses alertes de
manière quasi abusives.
Ça leur permet aussi d'intervenir plus efficacement pour étouffer des
alertes, éteindre ou contrarier des rumeurs, de participer aux forums pour
identifier les leaders, de faire circuler des arguments plus ou moins
mensongers, et même de créer des discussions pour mieux aimanter les
participants sur certains sujets...
C'est une source et un amplificateur de crise, un véritable outil pour le
lobbying, qui, pouvant s'adresser directement à l'opinion publique, peut
aussi l'influencer.
La toile est plus qu'un système de veille pour tous les sujets qui
concernent l'entreprise, c'est un outil qui permet de contrôler
l'information et de la diriger, d'en connaître les sources, les cibles, de
bâtir des stratégies de communication et de dissimulation.
On pourrait aussi évoquer les techniques de relégation des sources
d'information gênantes en saturant régulièrement certains thèmes et en
occupant le terrain des réponses sélectionnées par les moteurs de recherche
sur les sujets sensibles...
La communication de crise est-elle devenue plus efficace ?
Roger Lenglet : La communication de crise a
indiscutablement profité des progrès du lobbying. C'est bon pour les
industriels mais fort malsain pour la démocratie. Des logiciels pour gestion
de crise ont été créés, qui permettent de répondre aux attaques et
contre-attaques, de trouver des formules adaptées...
Et les résultats des lobbyistes sont de plus en plus stupéfiants. Pour
exemple, les études épidémiologiques menées en France pour évaluer la
corrélation éventuelle entre le taux d'aluminium de l'eau des robinets et
les cas d'Alzheimer.
Ces études, qui ont duré 12 ans, ont constaté une situation assez terrible :
deux fois plus de victimes de cette maladie là où le taux dépasse les 100 mg
par litre d'eau. Première publication : cinq colonnes dans la presse.
Le ministère de la Santé évoque des soupçons, propose de mener des études et
d'en reparler dans un an. Un an plus tard, le ministère de la santé n'est
pas revenu sur la question.
Mieux valait s'abstenir au vu des bilans des 7 études épidémiologiques
internationales confirmant le lien entre le taux d'aluminium et la maladie
d'Alzheimer, deux à trois plus dans la population là où le seuil de 100
était dépassé...
Certains observateurs de santé publique s'alarment et préparent des
déclarations à la presse. Mais soudainement, après des années de silence,
les autorités sortent un communiqué de presse et un rapport de synthèse pour
dire qu'il n'y a pas de problème, aucune relation démontrée, etc. !
Les médias reprennent le communiqué. Affaire étouffée. Voilà une
communication de crise sidérante avec une distance sidérale entre le
discours des autorités et la gravité de la situation. Des toxicologues
diront à ce sujet qu'ils n'ont jamais observé un tel écart entre les
résultats de la recherche réelle et le discours officiel.
La communication interne en entreprise va-t-elle tourner à la
paranoïa ?
Roger Lenglet : La communication auprès de ses
propres salariés dissimule en fait ce que l'on peut appeler du «lobbying
interne». Il est développé pour éviter que les informations sensibles ne se
diffusent à l'extérieur. Il s'agit de surveiller ce qui se dit, mais aussi
d'inciter les salariés à un discours qui transmette l'image de l'efficience
de l'entreprise, de neutraliser les tentatives d'intrusion des journalistes
et des concurrents, de faire circuler des informations qui font perdre du
temps ou égarent...
Au sein d'une entreprise, les actions des lobbyistes sont regardées avec une
certaine naïveté, une incrédulité consternée, comme si la direction devenait
paranoïaque. Les salariés sont habitués à ce qu'on leur demande de valoriser
l'entreprise vis-à-vis de l'extérieur mais pas à se méfier à ce point.
D'ailleurs, même certaines directions d'entreprises restent naïves.
Pour les convaincre, les lobbyistes en quête de clients les sensibilisent en
leur apportant des preuves des opérations dont elles font l'objet de la part
de la concurrence, des faits réels, comme des marchés perdus par
l'entreprise et les procédés employés pour y parvenir...
Les stages se multiplient actuellement pour apprendre aux salariés (de la
base de l'entreprise à son sommet) ce qu'il faut dire à l'extérieur, les
précautions qu'il faut prendre quand on parle du boulot entre collègues dans
les lieux publics, sensibiliser les salariés face aux lobbyistes, comment
cloisonner l'information, superviser ce qui se dit...
On y apprend que le moindre agent d'entretien, videur de corbeille ou
réceptionniste peut sortir des informations capitales. D'ailleurs, les
journalistes d'enquête ne peuvent pas dire le contraire, ils savent depuis
longtemps qu'ils connaissent souvent des choses très utiles. Autrement dit,
en découvrant le lobbying dans toutes ses formes, on découvre un peu la lune.
Vous analysez l'impact d'un simple changement de nom de société...
Roger Lenglet : Apparemment anodin, le changement de
nom d'une entreprise, par exemple après un scandale qu'on veut faire oublier
(implication dans des versements occultes, licenciement massif, opérations
ruineuses...) a en réalité des conséquences considérables.
Même si personne n'est dupe, l'effet sera finalement très positif. Par
exemple quand Vivendi décide de s'appeler Veolia après les opérations
ruineuses de Jean-Marie Messier et son départ houleux dans un contexte où
l'on veut redorer le blason du groupe dont il faut faire remonter le cours
en bourse, le simple fait de modifier le nom a un impact bien réel.
Ce qui est fort, qu'on le veuille ou non, sur le plan psycholinguistique,
c'est que le nouveau mot réduit de fait les associations négatives, les
images collées au précédent. N'oublions pas que les mots et leurs
connotations conditionnent la pensée, les changements induits par une
modification du nom sont à terme profonds.
Le fait de créer une discontinuité nominative va permettre à l'entreprise de
renaître symboliquement comme si quelque chose avait effectivement changé
pour l'inconscient collectif. C'est une façon de signifier au public que la
direction change d'orientation, que la culpabilité a été endossée mais qu'on
veut changer et rompre avec le passé fautif.
Quant aux journalistes qui, durant quelques temps, vont préciser que Veolia
est le nouveau nom de Vivendi, ils vont finir par se lasser et songer que
chacun ayant désormais fait le lien, il n'est plus utile de le rappeler.
Ainsi, changer de nom, pour une entreprise comme pour un homme, c'est de la
chirurgie identitaire, c'est changer d'identité. Le nom Vivendi restera à
jamais attaché à l'ère Messier, en revanche celui de Veolia rendra les liens
nauséeux, plus filandreux, et à terme les effacera de la pensée de l'opinion.
La novlangue, ou l'art d'aseptiser les vilains maux...
Roger Lenglet : On retrouve des opérations
fondamentalement similaires avec les mots communs et les néologismes.
Créer de nouveaux noms pour désigner des choses désagréables peut permettre
d'aseptiser le discours, employer des mots positifs pour dire des choses
négatives est toujours payant, les politiques font ça sans arrêt, instruits
par des conseillers qui savent que les mots c'est des stimuli et du
conditionnement.
Pour un peu, vous pourriez rendre heureux des gens en leur annonçant une
très mauvaise nouvelle si vous maniez bien la communication d'influence.
Trouver un nom sympathique pour des produits malsains leur donne bonne
figure. Prenez le problème des boues toxiques utilisées en épandage dans les
champs agricoles pour s'en débarrasser à bon compte sans s'interroger sur la
contamination des légumes qui vont y pousser : dans certains pays, comme aux
Etats-unis, les lobbyistes les ont fait compresser pour leur donner la forme
de petites galettes et les ont renommées « nutrigalettes » car elles
contiennent effectivement, outre les métaux lourds très dangereux, des
résidus organiques qui ont des propriétés d'engrais.
Comme en cuisine, le nom donné au plat compte pour beaucoup dans le
sentiment qu'il inspire, il vend une image, transmet un jugement. Comme
l'expliquait Roland Barthes, un plat qui fait songer à du vomi tant qu'il
n'est pas nommé positivement n'a aucune chance de plaire, mais donnez-lui
une appellation ronflante et il fera des adeptes.
L'objectif est clairement de permettre aux multinationales du traitement des
eaux de s'en débarrasser en réduisant les phénomènes de résistance dans la
population. Boues toxiques, cela rappelle trop la véritable nature du
produit (les pollutions dont l'eau a été débarrassée).
En revanche, nutrigalettes coupe le lien entre l'origine et le produit
final. Il permet bien sûr de rassurer l'opinion, d'endormir la conscience du
citoyen et sa faculté d'indignation face à un produit de cette nature
répandu parmi les légumes qu'il va manger. Mieux : il lui cache ainsi le
motif d'une réaction de rejet instinctive.
Trop de gens croient encore que le langage n'est qu'un outil d'expression de
la pensée. Or, la linguistique a démontré depuis près d'un siècle déjà que
le langage précède la plupart de nos pensées et non l'inverse.
N'est pas penseur qui veut et encore moins hors des mots. On sait depuis
longtemps que le fait de réduire le vocabulaire réduit l'analyse, la
synthèse et la critique. Ces conclusions de la linguistique avaient été
illustrées par G. Orwell : la refonte du langage permet de s'occuper de la
bonne santé des pensées de la population.
Ainsi peut-on élaguer le langage de tous les mots à « connotation bourgeoise
» et surtout réduire la polysémie embarrassante de termes qu'on préfère
redéfinir de manière plus étroite : liberté, démocratie, responsabilité,
autonomie, art, raison...
Changer les choses, est-ce possible ?
Roger Lenglet : Chaque échec, chaque crise sanitaire
qui débouche sur l'interdiction d'un produit ou sur la mise en cause de
responsables, est traduit par les lobbyistes comme un échec en termes de
communication dont ils tirent des leçons. Ils deviennent ainsi de plus en
plus redoutables, et ils évoluent très vite.
Aux Etats-Unis et dans les pays nordiques où les contre-pouvoirs associatifs
sont plus développés qu'en France, les scandales sanitaires éclatent des
années avant qu'ils soient dénoncés chez nous. Ce décalage permet aux
lobbyistes d'analyser les erreurs de communication qu'ils y ont commises et
de se préparer à ne pas les reproduire chez nous.
En d'autres termes, ils sont plus retors en France et dans les pays qui se
réveillent plus tard, car l'expérience les a instruit.
Changer les choses nécessiterait de commencer par mieux repérer les actions
des lobbyistes. Il faut s'y habituer et rapidement. Une loi de transparence
sur les missions des lobbyistes deviendra tôt ou tard une obligation si l'on
veut sauver la démocratie.
Quant à l'autonomie et l'indépendance des chercheurs, c'est désormais un
rêve. Cependant, des sources de financement parfaitement identifiées, une
pluralité systématique des expertises, un peu plus de maturité éthique de la
part des chercheurs qui devraient organiser leur déontologie (leur
corporation est-elle plus bête que celles qui se sont dotées de protections
morales et juridiques ?), plus d'investigation de la part des journalistes,
plus de vigilance de la part de l'opinion publique, permettrait de contrer
le jeu des lobbyistes. Si nous démissionnons devant ça, c'est tout
simplement foutu.
|